
Même si des quilteuses s’aventuraient dans le patchwork moderne dès les années 1970, notre art ne se serait sans doute pas autant développé si un objet bien pratique n’était pas apparu dans les années 80 : le cutter rotatif. C’est une belle et longue histoire, une success story comme on les aime, qui commence au Japon.
On peut difficilement imaginer l’état du Japon après la seconde guerre mondiale, le largage de deux bombes nucléaires et de nombreuses autres destructions. Humiliation d’un peuple fier, dévastation…
Allons à Osaka, deuxième ville du pays après Tokyo, à environ 330 km de la ville-martyre d’Hiroshima. Comme tant d’autres villes, elle a subi d’effroyables raids aériens du 13 mars au 14 août, faisant 10 000 victimes civiles en 1945. Parmi les rescapés, se trouve la famille Okada.
Vous savez ce que c’est, parfois il y a de belles histoires dans la plus grande noirceur. Peu après l’armistice, des soldats américains étaient toujours sur place, et le jeune Yoshio Okada se vit offrir une barre de chocolat, simplement craquée d’un coup sec, séparée sans effort de la tablette. Saveur inconnue dans la nourriture japonaise traditionnelle ; Yoshio, né en 1931, apprécia-t-il le chocolat ? En tout cas, il retint la facilité de cette coupe d’une matière dure, sans instrument, simplement par l’affinement de la matière.
La famille de Yoshio est dans l’imprimerie. Il connaît le travail du papier et se fait embaucher dans le secteur au début des années 50. Son boulot est de couper des papiers à longueur de journée, à l’aide de lames de rasoir. Ces lames ont 4 pointes, elles s’émoussent vite, on peut se couper. Yoshio cherche d’abord à améliorer leur utilisation à l’aide d’un manche… puis il se souvient des barres de chocolat, ainsi que des cordonniers qui utilisaient du verre cassé pour limer les semelles, recassant le verre pour avoir une nouvelle coupe tranchante : il allia ces propriétés et créa, après de nombreux essais, le premier couteau à lame sécable (snap-off blade cutter) :

Son frère et lui essayèrent de vendre cette idée révolutionnaire… mais aucune société ne voulut mettre un yen dans cette fabrication ! Avec toutes ses économies, Yoshio en fabriqua 3000 unités, ils se vendirent vite car ils coupaient si bien ! Mais ils étaient faits artisanalement, aucun n’était semblable. Il fallait normaliser le produit.
L’ergonomie étant aussi importante que l’efficacité, Yoshio a recherché des galets de rivière, en a testé des centaines pour trouver celui qui tient le mieux en main, a déterminé ensuite le meilleur angle de coupe (59°), le meilleur alliage pour la fabrication des lames… Toutes les normes actuelles (les lames de 9 mm et de 18 mm, la couleur jaune d’or pour le distinguer dans la boîte à outils tandis que tous les outils d’alors étaient de couleurs sombres) viennent de Yoshio Okada et de ses recherches s’étalant sur 10 ans.

Sa société se nomma d’abord OKADA & Co, puis suite à des désaccords avec des investisseurs et ses frères, cela devint OLFA en 1969. Ol-ha signifie « couper une lame » en japonais, mais le h à la japonaise ne se trouve pas dans toutes les langues… Alors va pour Ol-Fa ! C’est en 1971 que les cutters commencent leur percée dans le marché américain puis mondial. Les Japonais qui ont alors la réputation d’être surtout des copieurs dans le monde industriel imposent ici leurs normes !
Au fil du temps, les brevets tombent dans le domaine public, permettant à la concurrence de réaliser les mêmes objets, avec les mêmes normes. Stanley (USA) est « l’autre » grande marque de cutters à lames sécables.
En 1979, le succès et la fortune sont là, mais Monsieur Okada garde toujours alerte son esprit d’inventeur-entrepreneur. Un soir, il regardait une émission de TV et vit une couturière coupant un tissu fin le long d’un patron de papier avec d’énormes ciseaux, complètement disproportionnés et peu adéquats. Il tourne et retourne ce problème dans sa tête toute la nuit, et invente en quelques jours LA solution :

Ce petit objet coupant ne révolutionnera pas le monde de la confection… mais celui du patchwork ! C’est la dernière grande invention de Yoshio Okada, décédé en 1990.
Le cutter rotatif jaune se fait connaître et, au début des années 2000, la société fera évoluer l’objet, le rendant parfois objet de collection :

Pour les cutters rotatifs aussi, les brevets tombent et vous connaissez les autres marques : Clover , Fiskars, ainsi que des reproductions bon marché mais bien moins performantes. A vous de faire vos essais et vos choix !
L’émulation de la concurrence fait apparaître de nouvelles formes :


Dans sa forme classique, le changement de lame paraît parfois délicat, on ne sait pas toujours comment le remonter, où positionner la petite rondelle métallique… Les Splash répondent à ce souci avec un système de changement de lame plus simple, et se parent aussi de couleurs fraîches et vives, le turquoise et le fuchsia étant les plus appréciés, mais vous pouvez trouver ces Splash en marine, vert vif, violet…

Des éditions spéciales voient parfois le jour, ici un rose clair contribuant à la recherche contre le cancer du sein :

Il reste à vous montrer le cutter rotatif circulaire :

Il s’utilise comme un compas, possède une lame pour couper aussi bien des ronds de papier que de tissus
Aujourd’hui, Olfa est synonyme de coupe performante dans tous les milieux, dans les mains des ouvriers, des artisans et artistes, des bricoleurs du dimanche… Le cutter est vraiment pratique et sûr.

Les outils OLFA sont reconnus dans le domaine de la coupe dans le monde entier, avec leur couleur jaune emblématique
Mais comment le cutter rotatif, inventé par Yoshio Okada pour les couturières une nuit de 1979, est-il devenu l’outil emblématique des quilteurs et quilteuses à partir des années 80 ? C’est une autre belle histoire !

Elle passe par YLI , une jeune société née dans l’Utah en 1979 également, qui veut fournir des fils de haute qualité, aussi bien aux couturières, quilteuses, qu’à l’industrie textile. Née à la fin de la décennie si Peace & Love, on ne peut s’empêcher de penser que cette société appelée Yarn Loft International (le Grenier du Fil International) fit un clin d’œil à un autre acronyme populaire I Love You, lors de leur création 😊. Pour les francophones, je précise que YLI se prononce en anglais ouaille-elle-aille !
Dès le début, la compagnie YLI eut des liens privilégiés avec le Japon car leur produit phare était un fil de haute qualité en cônes pour les surjeteuses, made in Japan. Avec l’évolution du marché, la société a proposé de multiples autres produits. YLI fut le premier à proposer des rubans en soie pour la broderie par exemple. YLI continue de se fournir au Japon pour, notamment, des fils de soie de haute qualité ou la teinture de certains cotons, et divers fils, aussi bien pour les couturières, quilteuses, que pour l’industrie textile.
Et c’est par l’intermédiaire de la représentante YLI que le cutter rotatif est entré aux USA, par la petite porte certes. En 1980, parmi les bobines de fil importées, il y avait ce curieux instrument destiné aux couturières, à faire connaître… La représentante YLI en avait quelques-uns qu’elle offrit au cours de sa tournée et Marti Michell fut l’une des bénéficiaires.

Marti Michell, crédit : https://frommartimichell.blogspot.com/
J’ai eu la grande chance de m’entretenir longuement avec cette grande dame du patchwork mondial à Sainte-Marie-aux-Mines en septembre 2014. Elle m’a raconté, avec quelques accents nostalgiques et beaucoup d’humour, comment elle a, un beau jour, révolutionné le monde du patchwork avec cet instrument qui ressemble à une roulette à pizza !
Marti Mitchell a grandi dans une ferme de l’Iowa et a appris la couture avec sa mère. Au cours de ses études de journalisme, elle a rencontré celui qui deviendra son mari, et tout en élevant ses enfants, elle donnait des cours de couture et de patchwork, avec l’idée frémissante qu’après tout le patchwork n’était pas si ringard que ça et que cela faisait du bien de renouer avec les racines des grand-mères ! Très vite, le couple se rendit compte que les personnes cherchaient plus des kits de tissus et de modèles que des cours. Car dans les magasins de tissus, c’était le règne du polyester et des étoffes tricotées (dont on fait les tee-shirts par exemple). C’est donc ce couple qui, dès 1972 avec leur société Yours Truly, s’est démené pour offrir de nouveau des tissus de coton à la coupe, puis demander aux fournisseurs du molleton en grande largeur, etc.
Tout ce qui nous est disponible et évident de nos jours ne l’était pas alors ! Ils sont devenus connus dans tous les Etats-Unis comme fournisseurs majeurs de matériel et de kits de patchwork aux magasins de détail et, plus tard, des gabarits en plastique incassable.
C’est donc en 1980 que la représentante YLI offrit à Marti Mitchell l’espèce de roulette à pizza créée par Yoshio Okada ; elle n’en vit pas l’utilité et la rangea dans un tiroir. Mais quelques semaines après, sa société préparait l’édition du livre amusant et instructif de Mary Ellen Hopkins, It’s okay if you sit on my quilt (Pas de problème si tu t’assoies sur mon quilt). Cette quilteuse voulait présenter notamment un quilt seminole, fait de bandes de tissus qu’elle ne voulait pas déchirer. Il faut imaginer que dans les années 70, les bandes de tissus pour le log cabin se déchiraient dans le droit fil… c’était une autre époque !
Mary Ellen s’était fait fabriquer des barres en plastique acrylique de toutes les largeurs dont elle avait besoin, afin de tracer précisément les traits de coupe. Une nuit, la voyant faire ce travail fastidieux, jaillit la lumière de l’esprit de Marti. Elle sortit le cutter rotatif enfoui dans son tiroir, protégea sa table, coupa vite fait bien fait des tissus superposés… et le monde du patchwork ne fut plus jamais le même.
Il existait déjà des planches de coupe pour bricoleurs, mais Marti et Mary Ellen l’ignoraient. Il leur fallut quelque temps pour instaurer le trio cutter/règle en plexi en inch/planche de coupe. À la sortie du livre de Mary Ellen Hopkins en 1981, le premier au monde mentionnant le cutter rotatif, la révolution se mit en marche. Elle fut la première à enseigner l’utilisation de cet outil et une pléiade de passionnées développèrent par la suite de nouvelles techniques de coupe et d’assemblage.
La révolution va au-delà de la coupe, les mesures se font différemment. Les quilts anciens comportaient souvent des marges très petites par souci d’économie. Dans les années 70, l’ajout d’un quart d’inch environ autour des gabarits semblait raisonnable, mais ce qui comptait, c’était le trait de couture. Grâce à la coupe ultra précise du cutter, on peut désormais se fier au bord du tissu et prendre le repère du pied de biche d’1/4 d’inch pour coudre, sans marquage. Tout est devenu différent !

Premier livre expliquant l’utilisation du cutter rotatif, en 1981 (crédit photo Ebay)

Aligner le bord du tissu au bord droit du pied de biche d’une largeur d’un quart d’inch est devenu la base du patchwork moderne
La révolution s’est étendue ensuite au monde du système métrique avec 1,5 cm ajouté aux mesures de la pièce de tissu (7 mm pour chaque bord, avec un chouia pour le pli de couture). Que l’on choisisse le système impérial ou métrique, les inches ou les centimètres, il faut s’y tenir pour l’ensemble de l’ouvrage, mais le principe reste le même.
C’est ainsi qu’est né le patchwork que nous connaissons, facile, précis et rapide, grâce à un jeune homme à qui un jour on offrit une barre de chocolat…
Derrière cet article :
Katell Renon
Quilteuse, auteur, professeur et commissaire d’exposition
Passionnée de quilting depuis l’adolescence, elle a appris les techniques en autodidacte, puis a eu envie de partager ses savoir-faire en animant des ateliers. Elle aime relier l’art du patchwork avec la culture générale et la vie des femmes. C’est pourquoi elle s’épanouit dans la rédaction d’articles pour la presse spécialisée et dans son blog La Ruche des Quilteuses
Elle aime aussi organiser des expositions collectives sur des thèmes originaux comme les quilts-météo (exposition de 30 quilts au Carrefour en 2021) ou l’illustration de la saga littéraire des Sept Sœurs par Lucinda Riley (exposition de 25 quilts et 9 livres textiles au Carrefour en 2025).
Elle a également écrit deux livres sur le thème de la créativité et le processus d’improvisation dans le patchwork moderne. Le second, Sacrés Tissus (2024), est toujours disponible.